70 ans d’Uniterre : la contribution de Fernand Cuche

« C’est une triste chose de songer que la nature nous parle et que le genre humain n’écoute pas »
Victor HUGO, 1870.

Que dire pour les 70 ans d’Uniterre ? J’ai pensé raconter l’histoire de mes contacts avec le mouvement, énumérer les moments clés. J’ai abandonné ce filon. La tentation de l’approche anecdotique m’a stimulé : du genre Cuche qui négocie avec le lieutenant de police Barbezat lors du blocage des entrepôts Coop à la Chaux-de-Fonds, à Genève devant le Macdo lors d’une manifestation contre les dérives de l’ OMC, un paysan insiste pour entrer, je m’oppose fermement et comprends enfin qu’il vise uniquement les toilettes, c’est urgent. Lors de la même manif un participant, l’air grave, me signale qu’un policier en civil me suit de près, l’oreillette bien en place, c’est un arrangement décidé avec le commandant Baer, le policier est chargé de m’informer si des troubles surviennent. À Courtepin lors du blocage des abattoirs Micarna des petits pains en forme de cochon sont gratuitement livrés par la boulangerie du village.

Pour tenter d’ouvrir un espace cérébral propice à une réflexion originale, je fauche la prairie naturelle autour de la maison, je tente une percée innovante dans l’aménagement du bûcher, j’amène le tracteur pour un service. Là, c’est le choc : il paraît toujours plus petit, sauf si je parviens à le considérer comme une tondeuse à gazon avec un couteau rotatif entre les essieux. Face à un gros transporteur forestier, il trouve sa place dans le bac à sable. Le patron tente de me rassurer, il le verrait d’un bon œil sur un alpage. L’été prochain j’inalpe…

Je tourne autour du pot. J’aimerais rester léger, à la périphérie et considérer, comme la plupart d’entre nous, que les surfaces de compensation écologique, les prairies fleuries, les réseaux nature et l’obligation du pendilliard finiront par suffire sans devoir intégrer l’écologie à l’acte de production, à l’ensemble des terres agricoles. Mais j’en doute. Le prix du bois flambe, les forêts aussi. Le prix des aliments de base comme celui des céréales est à la hausse, mais le potentiel naturel de production est à la baisse. Le dérèglement climatique interroge, ébranle nos certitudes. Le modèle économique dominant de la production agricole tente de s’adapter. Les toujours convaincus estiment que nous avons un peu de retard dans l’innovation pour produire de nouveaux moyens de lutte, même si ce modèle est remis en question depuis plusieurs décennies ; trop gourmand en eau, machines trop lourdes pour la terre, biodiversité en recul, vorace en énergie fossile, à la peine pour diminuer les toxiques. À ma connaissance, l’homme est toujours le seul mammifère capable de saccager irrémédiablement le milieu vital.

Mon intention n’est pas de prendre plaisir à noircir la situation, elle vise un état de lucidité qui pourrait favoriser un autre rapport aux autres, à la terre. Cette lucidité m’invite aussi à me réjouir de toutes les actions alternatives qui fleurissent partout dans le monde. Des femmes et des hommes, libérés de l’emprise du modèle dominant reprennent pied sur leur propre terre ; agrobiologie, agroforesterie, régénération des sols, culture d’anciennes variétés, polycultures-élevage, permaculture. Ces alternatives ont le grand mérite de démontrer qu’une autre agriculture productive est possible, écologique et créatrice d’emplois.

Le jour du «dépassement».

Jeudi 29 juillet dernier, l’humanité avait consommé l’ensemble des ressources planétaires pour 2021. Pour le reste de l’année nous puisons dans le capital. Ce jour du «dépassement» se produit lorsque la pression humaine dépasse les capacités de régénération des écosystèmes naturels. Il est urgent d’engager les grandes manœuvres pour limiter la casse, construire sans détruire ce qui reste. Les actions citoyennes, notamment dans l’agriculture, constituent une nouvelle trame réjouissante, crédible. Elles ne suffiront pas si les gouvernements, les milieux économiques, industriels, financiers continuent d’agir timidement à la périphérie du noyau dur, à savoir ce modèle économique et commercial dominant, totalement inefficace face à l’ampleur de la tâche.

Les affrontements commerciaux quotidiens pour dominer les marchés entraînent une concurrence effrénée pour produire au coup de production le plus bas. Cet entêtement addictif épuise les populations et les ressources vitales. Cet emballement de l’ultralibéralisme induit un comportement destructeur, caractérisé par une politique de la terre brûlée. C’est une forme de barbarie moderne.

C’est au coeur de ce noyau dur que les gouvernements et les institutions internationales doivent agir. C’est ici que se jouent les cartes d’une souveraineté à restaurer urgemment. Les grandes puissances économiques, devenues les principales organisatrices de nos sociétés , ne sauraient se targuer d’une quelconque légitimité politique. Elles se sont arrogé un pouvoir illégitime. L’es nombreux mouvements de la société civile, à l’image d’Uniterre, constituent des forces de transition crédibles. Ils portent en commun la volonté de s’unir pour la terre dont dépend près de 90 % de notre alimentation.

Octobre 2021.    Fernand Cuche

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